Tuesday, May 23, 2006

Crise et renaissance

Article de Colette Parmain paru dans la revue Impulser, mai 2006

Ma petite entreprise ne connaît pas de crise ? Ne vous réjouissez pas trop vite : la tuile est peut-être déjà derrière la porte. Et si ce n’est pas vous, c’est donc votre frère. Aujourd’hui, les dirigeants de PME sont tout aussi exposés que les grands groupes aux crises, qu’elles soient prévisibles ou totalement imprévues. Le mieux est de savoir s’y préparer avec son équipe afin de pouvoir compter sur ses collaborateurs le jour venu. Bien gérer une crise peut non seulement sauver l’entreprise, mais aussi la faire grandir et lui accorder une nouvelle vie.

Mardi 25 avril, 18 heures, coup de téléphone à Laetitia Garrigues, Directrice générale de Fun and Fly, tour opérateur de 28 salariés basé à Toulouse et spécialiste des séjours à thème sportif. « Je peux vous rappeler demain ? Avec l’attentat à Dahab en Egypte, nous sommes sur les dents, entre nos clients sur place à qui il faut assurer le retour, et ceux qui doivent partir et qui annulent à tour de bras. » C’est la série ou quoi ? Jeudi 13 avril, 14 heures, il y avait déjà eu ce coup de téléphone à Laurent Combalbert, directeur du développement chez GEOS, leader de la prévention et de la gestion des risques en Europe continentale. « Je ne peux pas vous répondre maintenant, je suis en pleine… gestion de crise. » Le Tchad venait de s’enflammer, les rebelles étaient à N’Djamena et le personnel expatrié d’une entreprise cliente de Geos se retrouvait particulièrement exposée. Trois heures après, tout le monde était en sécurité, prêt à être évacué vers un pays limitrophe en cas de dégradation de la situation. Ca n’arrive qu’aux grands groupes de l’industrie comme Total ou Areva? Seuls ceux qui ont une activité à l’étranger dans des pays instables sont ainsi exposés? Loin s’en faut. Geos compte 500 entreprises clientes, voit de plus en plus de PME faire appel à ses services, au point qu’un module spécifique pour les petites structures a été mis au point. « Elle représentent la moitié de nos clients aujourd’hui, et dans trois ans, constituent les trois quarts de notre chiffre d’affaires, estime Laurent Combalbert. Parce qu’elle sont au cœur de l’intelligence économique, ont des savoirs-faire exceptionnels, travaillent sur des marchés difficiles. Et leurs dirigeants, qui sont à la manœuvre et ne disposent pas de cinquante filtres de sécurité, savent que la responsabilité d’une crise retombera sur eux. »
Les patrons de PME sont donc de plus en plus conscients qu’ils ne sont pas à l’abri d’une tuile. « Une entreprise qui s’intéresse à la gestion de crise, ce n’est pas un hasard, remarque Christophe Roux-Dufort, professeur de management stratégique à l’EM Lyon sur la gestion et la communication de crise, auteur du livre « Gérer et décider en situation de crise » (éd. Dunod), et qui anime des séminaires sur mesure pour les entreprises. Soit elle a déjà connu une crise, soit elle connaît une autre entreprise qui en a déjà connu. Les PME qui travaillent pour des grands groupes dans des secteurs stratégiques peuvent également se voir imposer par leurs donneurs d’ordre une préparation à la gestion de crise, comme leur sont imposées certaines normes qualité.» Pour Laetitia Garrigues, cela ne fait aucun doute : c’est l’accumulation de crises qui l’a amenée à prendre des dispositions en interne pour se préparer… à l’impévu. «Il y a quinze ans, quand nous avons démarré notre activité, on ne s’est pas posé la question du risque, explique-t-elle. Puis il y a eu un accident aérien au large de la République dominicaine, le crash de Charm El Cheick il y a trois ans. Nos clients n’étaient pas dans l’avion, juste sur le site, mais j’ai commencé à penser à mettre en place des procédures, un système d’astreinte. Le fondateur de l’entreprise n’était pas encore convaincu. Avec la dernière série, dont le tsunami qui a coûté la vie à un de nos clients, nous avons mis a plat une nouvelle organisation. » Astreinte, sensibilisation de l’équipe, désignation des rôles aux volontaires de la cellule de crise : la dernière réunion de mise au point avait lieu au moment où le monde apprenait l’attentat en Egypte.
Certaines crises sont prévisibles ; d’autres totalement imprévues. Une PME fabriquant des surgelés pourra s’attendre à voir l’un de ses produits en série être la cause d’intoxications alimentaires. Mais elle n’aura pas prévu le glissement de terrain qui mettra son usine au chômage technique, le vol d’une information stratégique ou le débauchage d’un cadre clé dans l’organisation de l’entreprise. Les PME sous-traitantes de groupes industriels, dont le savoir-faire est lié à un secret de fabrication sont tout autant exposées que celles dont les prestataires à l’international sont liés aux mafia locales ou soupçonnées de corruption. Et les structures les plus grosses ne sont pas forcément les mieux préparées. Il suffit d’évoquer la crise vécue par Buffalo Grill suite à la suspicion pesant sur la qualité de la viande de bœuf servie dans cette chaîne de restaurant ou l’impuissance de Larousse, le plus grand éditeur mondial de dictionnaires en langue française, paralysé par une simple légende sous une photo. En 1990, Larousse a dû rappeler 180 000 volumes de son Petit Larousse pour une phrase qualifiant d’inoffensif un champignon mortel.
Toute la question étant de déceler si on vit réellement une situation de crise. « Notre société est aujourd’hui régie par l’urgence, avec des cycles rétrécis, des priorités à court terme, remarque Christophe Roux-Dufort. Je vois depuis plusieurs années des entreprises qui se forment pour se préparer à gérer des crises et qui se demandent, cinq ans après : au fait, c’est quoi une crise ? Il ne faut pas confondre urgence et crise. Dans les deux cas, la question du temps joue mais dans le premier, on sait quoi faire pour s’en sortir, dans le deuxième, non. »
Si un dirigeant de PME n’a pas les moyens d’un grand groupe pour mettre en place une cellule permanente de gestion de crise, il peut néanmoins se préparer avec son équipe à l’éventualité d’une situation difficile. Faire face à l’adversité ne s’improvise pas. C’est un travail qui se tisse au quotidien. « Le dirigeant doit en permanence être en veille, comme le marin en solitaire qui arpente son bateau de façon quasi obsessionnelle, en vérifiant en permanence si rien n’est cassé, si un filin ne commence pas à s’effilocher », explique Daniel Hervouët, membre du corps d’inspection du ministère de la Défense (voir encadré). Bien souvent, la crise est révélatrice d’un dysfonctionnement existant : une mauvaise organisation, une veille négligente, un climat social délétère… Le problème, c’est qu’on ne sait jamais quand elle vous tombe dessus. C’est pourquoi il faut se tenir toujours prêt. Se préparer à l’éventualité d’une grosse tuile lui permettra de gagner du temps, de prendre les bonnes décisions et de compter sur une équipe avertie qui ne paniquera pas au moment d’agir. Pour cela, le dirigeant doit être particulièrement attentif au climat social, montrer qu’il agit pour la défense de l’intérêt collectif, et non celui de quelques privilégiés. « Une œuvre d’art qu’il faut redessiner tous les jours », selon l’expression de Daniel Hervouët. Il lui faut également avoir une vision claire de son projet stratégique et maîtriser le contexte dans lequel son entreprise évolue ; « Si je travaille dans le secteur du carburant, je suis au courant de la situation en Irak, de l’évolution du cours de baril, des conditions de transport maritime, de l’état des pipes-lines, explique Daniel Hervouët. Et si un tremblement de terre détruit un conduit à l’autre bout du monde, je suis concerné. »
Une prise de conscience qui doit s’accompagner d’une certaine méthodologie. Même s’il n’existe pas de procédures sur catalogues, définir un protocole de base permettra de créer des outils adaptables aux crises prévisibles, comme aux situations imprévues.
1- Quelle est ma zone de risque ?
Première action à mener : faire un audit de l’existant. « Quand on demande à une entreprise comment elle s’est préparé à gérer une crise, la réponse se résume à quelques noms et numéros de téléphone sur un bout de papier, explique Laurent Combalbert. Il faut donc commencer par établir la cartographie des risques en fonction de l’activité de l’entreprise. » Le fait de débriefer des crises vécues par le dirigeants ou ses concurrents aide à établir cette échelle des risques en les classant sous la dénomination « prévisible », « possible », « improbable ». Une entreprise installée en zone inondable sait qu’un jour ou l’autre, elle devra faire face à une inondation et disposera de 48 heures pour mettre à l’abri ses produits, son matériel informatique et les documents entreposés au siège. Il était plus difficile pour une grosse PME cliente de Geos qui réalise la moitié de son chiffre d’affaires à l’international de prévoir l’enlèvement de son directeur commercial qu’elle avait envoyé au Vénézuela.
2- Quelles fonctions pour les intervenants de la cellule de crise ?
Pour une meilleure efficacité, chaque membre de l’équipe doit assumer une mission bien précise (voir encadré).
3- Tester les méthodes mises en place et la réaction de l’équipe par des exercices de simulation. A partir d’un scénario le plus réaliste possible, le dirigeant et les membres de sa cellule de crise se voient confrontés à une situation qu’ils doivent résoudre. De tels exercices permettent d’une part part de déceler les vulnérabilités de l’entreprise sur laquelle ils peuvent agir. Et d’autre part de tester leur capacité d’adaptation leur comportement sous stress. Et c’est là que réside la clé du succès. « Mettre en place des outils, des procédures, c’est facile, affirme Laurent Combalbert. Mais on ne peut pas mettre l’homme en équation. Or tout dépend du facteur humain. Sous l’effet du stress, un homme peut perdre sa capacité d’analyse, se focaliser sur une information sans la relativiser dans un contexte. Un dirigeant aura la tentation de chercher la solution qui conviendra à tout le monde, mais ne sera pas adaptée au problème. » Laurent Combalbert sait de quoi il parle. Avant de rejoindre Geos, il a géré pendant dix ans les crises au sein de la police, dont six ans au RAID où il était négociateur. Il est également l’auteur d’un ouvrage, « Le management des situations de crise (ESF Editeur). Les hommes étant inégaux devant le stress, une simulation permet de tester les réactions de chacun.
4- Débriefer une simulation ou une situation de crise.
C’est une étape absolument indispensable, si ce n’est la plus importante. Un dirigeant sensibilisé portera un autre regard sur une crise réelle ou imaginaire. Certains patrons acceptent également de venir parler de leur propre expérience au cours de séminaires et font profiter les autres de leurs acquis.
5- Construire la cohésion d’équipe.
Le dirigeant doit être le moteur de la cohésion d’équipe en créant la confiance au-delà des conflits d’intérêt et de personnes. Un principe de base : on ne se tire pas dans les pattes quand on vit une crise. Non seulement l’équipe de gestion de crise doit être soudée, mais il faut également tenir compte de ceux qui ne sont pas au cœur de l’action. Informer ses salariés, les impliquer à leur niveau dans la bonne marche de l’entreprise au quotidien – en marge de la crise – doit rester un souci constant chez le dirigeant. Il n’y a rien de pire que d’apprendre les déboires de son entreprise par la presse.
6- Gérer la sortie de crise.
Pendant une période difficile, les salariés se sont serrés les coudes, la cellule de crise, emmenée par le dirigeant, a réagi avec rapidité en prenant les bonnes décisions. La crise est passée, s’invite alors le spectre du bouc émissaire. C’est le premier danger de l’après-crise : quand on veut identifier les responsables, il faut résister à la tentation de désigner des coupables. Pour cela, il convient de bien définir la crise dont on parle. Christophe Roux-Dufort a ainsi travaillé avec une PME sur laquelle le dirigeant fondateur régnait depuis trente ans, omniprésent, prenant toutes les décisions. Les cadres qui ne supportaient pas leur manque d’autonomie étaient partis. Ceux qui restaient s’accommodaient de cette situation. Un jour, sans signes avant-courreurs, le dirigeant décède d’une crise cardiaque. Pas de succession prévue : la PME se retrouve sans tête. C’est la paralysie. « J’ai posé la question aux cadres : pour vous, c’est quoi la crise ? Ils m’ont répondu : c’est le décès de notre PDG. C’est sa faute si nous sommes dans cette situation ; il aurait dû prévoir. Faux, ai-je répondu : le décès est un événement, certes tragique, mais ce n’est pas une crise en soi. En fait, tout le monde s’est rendu compte que l’existence même de l’entreprise ne dépendait que d’un seul homme. Il s’agissait d’une crise de dépendance et la responsabilité en incombait à ceux qui avait accepté cette situation. La mort de leur PDG leur a montré ce qu’ils n’avaient jamais voulu voir, à savoir leur vulnérabilité face à cette dépendance. Le reconnaître permet d’éviter le piège du bouc émissaire. » La bonne question à se poser : cette crise, elle révèle quoi de nous ? Et la suivante : comment je peux valoriser cette crise en interne ? « Cette organisation que nous mettons en place pour accompagner nos clients et être le plus réactif possible en cas de crise, nous pouvons en être fiers, affirme Laetitia Garrigues. Et mes collaborateurs en sont aujourd’hui convaincus. C’est un « plus » à la fois pour nous et pour nos clients, et cela représente un avantage concurrentiel certain par rapport à nos concurrents. C’est vraiment gagnant-gagnant. »
Du pire peut ainsi naître le meilleur. Les crises n’échappent pas à cette règle, telle est la conviction de Pierre Duny, PDG de Editions Notariat services, dont l’entreprise de 80 salariés édite des supports de presse. « Ce qui ne vous tue pas vous renforce, affirme-t-il. Et je pense qu’un dirigeant n’est pas un vrai chef d’entreprise s’il n’a pas connu l’épreuve du feu. » Ce patron sait de quoi il parle. Spécialisé dans une première vie professionnelle dans la finance et l’informatique, il est amené à reprendre une filiale consacrée à l’édition. Face à l’accumulation des pertes, il décide en 1992 de faire la révolution informatique et numérique. Il rencontre de grandes résistances d’une partie des salariés doutant de sa légitimité en matière d’édition. Il est amené à licencier huit personnes, ce qui ne lui était jamais arrivé au cours de sa carrière. Dès 1995, sa stratégie porte ses fruits et lui permet de faire la course en tête. Aujourd’hui, il est passé de 25 à 80 salariés. « Après ce traumatisme, je me suis consacré à reconstituer l’esprit d’équipe. Je me suis rendu compte que j’aurais pu agir différemment si je n’avais pas été autant sous stress, miné par l’angoisse de l’échec. J’ai donc mis en place un management d’écoute, des processus de responsabilisation des personnes, l’interessement aux bénéfices. Nous sommes aujourd’hui certifié ISO et, progressivement, un climat de confiance réciproque s’est instauré. Je suis certain aujourd’hui qu’en cas de difficulté, je ne revivrai pas une crise pareille. Car je sais que notre force actuelle, c’est de pouvoir compter sur la mobilisation de tous. »


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Encadré 1 :
Les cinq têtes pensantes de la cellule de crise
- Un logisticien responsable du contact avec le site en crise s’il est externalisé, chargé de dresser l’inventaire des besoins et de vérifier l’exécution des décisions.
- Un chargé d’analyse, qui évalue la situation en fonction de l’environnement, des réactions des autorités, du préfet et répertorie les moyens à disposition avec son ou ses correspondants locaux.
- Un responsable de communication interne et externe qui prendra également en charge le suivi psychologique des familles, si des salariés sont victimes d’un accident.
- Un expert, qui évalue précisément les risques métiers. En général, il s’agit d’un salarié interne à l’entreprise quand la crise fait partie des événements prévisibles et d’un expert externe s’il s’agit d’une situation non prévue ;
- Un responsable de la coordination qui fait travailler toute la cellule de crise ensemble.

L’avis de Laurent Combalbert : « Je déconseille au dirigeant d’assumer le rôle de responsable de la coordination. Un patron ne doit pas avoir de fonction opérationnelle au sein de la cellule de crise car sa mission est de décider. La cellule est un outil mis à sa disposition pour prendre les bonnes décisions. Pour cela, il ne faut pas remplir un tableau, téléphoner tous azimuts, bref, avoir le nez dans le guidon. Un dirigeant peut demander un point toutes les heures pour savoir comment orienter ses choix stratégiques. Mais il doit être préservé du stress généré au sein de la cellule, qui lui ferait perdre de l’efficacité. Il est beaucoup plus difficile d’être chef et décideur que d’être dans l’action. Car agir donne le sentiment d’être utile et c’est rassurant. Sur la majorité des crises que j’ai gérées, les dirigeants qui mettaient les mains dans le cambouis et remplissaient la main courante de la cellule de crise ne prenaient pas de recul et devenaient inefficaces. »

Encadré 2:
Les trois qualités d’un dirigeant face à la crise
- La faculté d’adaptation : un dirigeant peut mettre en place tous les protocoles de la terre, il lui faudra néanmoins s’adapter à la situation qui ne se présentera jamais comme il l’a imaginé. C’est à lui d’adapter les procédures, qui ne sont que des outils, à la crise.
- L’humilité : une crise, ça n’arrive pas qu’aux autres. Rien de pire qu’un patron qui se croit tellement bon qu’il considère qu’il est inutile de se préparer et que tout est sous contrôle. D’autre part, un dirigeant ne doit pas s’enferrer dans une décision sous prétexte qu’il l’a prise en connaissance de cause. Dans une crise, la situation évolue en permanence et il vaut mieux reconnaître son erreur et la corriger.
- L’optimisme : si on part perdant pour gérer une crise, on ne peut pas y arriver. Il faut partir du principe qu’il y a toujours une porte de sortie et insuffler cette certitude à son équipe qui y puisera sa force et sa détermination.

Encadré 3
Des mots pour le dire
Il était le héros d’un livre, il devient le personnage principal d’une pièce de théâtre.
Claude-Jean Devignes est le jeune dirigeant d’une entreprise de packaging qui voit son monde s’écrouler le jour où il perd son principal client. La crise est grave, menace l’entreprise. Commence alors une longue remise en question qui voit le jeune patron s’interroger sur son mode de management, ses rapports avec ses clients, ses fournisseurs, ses salariés. De réflexions personnelles en confrontations avec son entourage professionnel, il sortira transformé de cette épreuve. « La surprenante histoire de Claude-Jean Devignes, jeune dirigeant » a été publié aux éditions d’Organisation par le CJD (Centre des jeunes dirigeants d’entreprise). « Un drôle de métier », la pièce de théâtre qui met en scène ses aventures, a été présentée dans vingt villes de France jusqu’en avril dernier.

Témoignage 1

L’expérience de la culture commando :

Daniel Hervouët, saint-cyrien, diplômé de l’IEP Paris, du Defense Rousources Management Institute, Naval Postgraduate School (Californie), membre du corps d’inspection du ministère de la Défense, a été formé à l’école des forces spéciales du renseignement pendant quinze ans et est l’auteur de « Mener des hommes pour la première fois – L’expérience de la culture commando » (ed. d’Organisation).
« L’ingrédient de base de la culture commando, c’est le renseignement. Dans tous les domaines – économique, politique – il est fondamental de savoir ce qui se passe, si possible avant les autres, mais surtout en temps réel. Pour cela il convient de définir d’abord quel est le champ de veille utile, puis d’intégrer des informations qui arrivent en continu. La personne chargée du renseignement joue un rôle crucial. Elle doit avoir la capacité d’analyser et de synthétiser ces informations afin de ne pas noyer son chef et lui permettre de prendre de bonnes décisions. Si l’on touche à des enjeux stratégiques, c’est souvent le cas lorsqu’une crise éclate, la collecte des informations ne doit pas dévoiler nos intentions. Ce qui pose le problème de la confidentialité de la recherche d’informations, par exemple pour une PME qui n’aurait d’autre choix que de faire appel à un prestataire extérieur.
Une fois les renseignements pesés et analysés, lorsqu’on est en possession des éléments pour décider, il ne faut pas confondre stratégie et tactique. Le stratège en charge du devenir à moyen et long terme de la structure, se doit d’être en dehors du champ de bataille alors que le responsable décisionnel de la gestion de crise doit être un tacticien qui voit venir les coups et imagine les parades. Il est préférable de séparer les deux fonctions lorsque c’est possible, mais ce n’est pas toujours le cas dans une PME. A défaut, celui qui décide doit avoir suffisamment de recul pour articuler la gestion de crise dans le cadre d’une vision à plus long terme. Mais cette performance est difficile à réaliser car la turbulence de la crise absorbe celui qui la gère.
De la même façon où, en pleine bataille, il faut penser à l’après-guerre, les décisions que l’on prend pendant une crise doivent intégrer l’après-crise. Il n’est pas question de sortir son couteau et de tuer tous ceux qui, dans l’instant, nous veulent du mal. Il faut penser reconstruction. Un bon tacticien dégage une solution en préservant les intérêts de sa structure. On ne peut pas gagner à 100%. Même à Austerlitz, il y a eu des morts chez les vainqueurs. Il faut toujours avoir à l’esprit le fait qu’il y aura un lendemain et qu’il doit être préparé. Le grand danger, quand on perd pied, réside dans la tentation du carnage. C’est Oradour-sur-Glane, un massacre inutile perpétré par des vaincus acculés.
Autre leçon militaire : éviter de se battre sur deux fronts. Dans une logique d’union sacrée, en temps de crise, le dirigeant doit impliquer les gens qui lui sont traditionnellement opposés – par exemple le leader syndical ou l’éternel opposant – afin de désamorcer l’agressivité et d’avancer dans le même sens. Pour cela, il doit se livrer avec eux, en toute franchise, à l’analyse de la situation et les convaincre de la nécessité d’agir de concert. C’est le principe du cabinet de coalition.
Enfin, ce n’est pas par hasard si les Forces spéciales passent, en dehors des opérations, le plus clair de leur temps à s’entraîner. C’est la répétition des simulations qui donne les réflexes de l’adaptabilité. Vivre des situations différentes permet de trouver les solutions pour s’en sortir. Les dirigeants devraient s’accorder de temps en temps une journée à la campagne avec leurs collaborateurs pour simuler des situations de crise, tester leurs réactions, trouver des méthodes. Et se rendre compte que la plupart du temps, il existe toujours un moyen. Le fait de disposer d’un éventail de stratagèmes, de modes d’action et surtout de les avoir passés en revue, permet de renforcer le mental collectif face à l’adversité.

En savoir plus en lisant "Mener des Hommes pour la première fois"


Témoignage 2

Le regard d’un chirurgien :
Jacques Poilleux, secrétaire général de l’Académie nationale de Chirurgie, chirurgien des hôpitaux.

L’exercice de la chirurgie est une confrontation permanente avec le risque.
Risque d’une technique mal choisie ou mal maîtrisée. Risque lors d’une opération programmée, en particulier en cancérologie, de découvrir des lésions plus importantes que prévues imposant un choix, parfois difficile : ne rien faire et condamner ainsi le patient ou, au contraire, réaliser l’ablation dangereuse mais salvatrice ; risque extrême, enfin, dans la chirurgie d’urgence, en particulier traumatologique, où toutes les associations lésionnelles sont possibles…
C’est l’expérience qui permet, devant un risque reconnu, d’éviter la situation de crise qui peut s’avérer fatale pour le patient. Quand on maîtrise parfaitement les techniques de base, on peut agir plus rapidement et plus efficacement en cas de difficulté pour retrouver des conditions idéales d’intervention. Dans ces moments-là, savoir que l’on peut compter sur son équipe est primordial. Même si le chirurgien reste seul maître de la décision finale, il échange avec le médecin anesthésiste et sait que les infirmières, assistants et aides opératoires sauront s’adapter à une situation non prévue, anticipant même sur ses demandes. Evidemment, c’est plus facile quand on travaille toujours avec la même équipe, qui connaît vos techniques, vos réactions et sait anticiper. Or dans les hôpitaux, on ne choisit pas toujours son équipe.
Dans les opérations d’urgence, qui génèrent plus de stress pour tout le monde, les échanges sont permanents : ce n’est pas comme dans les mauvais films où on n’entend que « pinces, ciseaux ». Mais au bout du compte, le chirurgien est le seul responsable de la décision à prendre et souvent, il doit trancher très rapidement. Même s’il doute.

Témoignage 3

Le regard d’un guide de haute montagne :
Erik Decamp, guide aux Houches, vallée de Chamonix

Quand on pratique la haute montagne, on vit une situation de crise permanente. On est exposé à un degré élevé d’incertitude et d’erreurs. On cohabite avec l’idée que l’accident est toujours possible, et ce malgré notre expérience, notre connaissance de la montagne ou la confiance que l’on peut avoir dans la cordée. Nous avons conscience en permanence de nos limites. Notre attitude en découle naturellement : il nous faut continuellement être attentifs à l’environnement, au comportement de l’équipe, aux signes de stress. En ce sens, il est difficile de faire un parallèle avec l’entreprise industrielle qui est déjà normée par un environnement de procédures, de contraintes légales. Nous ne disposons jamais d’un environnement donné d’avance ; nous sommes en prise directe avec le réel. Nous vérifions donc en permanence ce que la réalité nous dit. Quand on cherche son chemin par mauvais temps, on s’arrête dix minutes toutes les dix minutes pour vérifier que l’on est bien là où on pensait être. Même si on progresse très lentement. Car la priorité n’est plus de battre un record, mais de vérifier que l’on ne se perd pas. Dans ce contexte, ce que l’on est capable de mettre en œuvre en cas de difficulté tient à ce que l’on sait faire, mais surtout à notre capacité à réagir. C’est pourquoi nous développons chez les membres de l’équipe des aptitudes qui leur permettront d’avoir la bonne réaction au bon moment. En cordée, ce peut être la veille mutuelle : je vérifie que l’autre fait les bons gestes et vice-versa. Même si je suis expérimenté et lui débutant, cela m’intéresse qu’il ait ce regard sur moi. Lorsque nous nous apprêtons à traverser une zone à risques – avalanches – il est nécessaire d’impliquer le moins de personnes possible et de distribuer les rôles, comme celui d’observateur qui s’assurera que personne ne rencontre de problèmes.
Le plus difficile tient au fait que nous accompagnons des gens qui n’ont pas les mêmes peurs et qui peuvent réagir de façon très différente en cas de danger, d’où la nécessité de leur faire prendre conscience de l’importance des aptitudes à adopter. Nos expériences nous montrent que le plus gros du travail est fait si l’équipe a intégré ces aptitudes avant l’accident. Ils n’en rajoutent pas dans la difficulté et on évite ainsi le surraccident. On est parfois surpris devant des personnes qui ne paient pas de mine et qui se révèle incroyablement efficaces face à l’adversité. Il ne faut jamais considérer comme acquis le jugement que l’on peut porter sur les membres du groupe. Tout peut être remis en cause. Sauf une : la direction des opérations. Elle doit être claire, visible du groupe. Mais elle peut changer. Je trouve en effet plus sécurisant de partir à deux guides, ne serait-ce que pour se repasser le leadership et de prendre du recul pour mieux analyser la situation.
Les plus grosses crises ne correspondent pas forcément à des drames spectaculaires. Prenons par exemple la gestion de l’attente : on est coincé par le mauvais temps, on ne sait pas combien de temps il va durer. Il faut à la fois ne pas se démobiliser ni se dépenser inutilement. L’enlisement est une forme de crise.